Voyage au bout d’ici, en 2023

Vœux 2023

Partie 1/2

Je me souviens de Yuri, dans sa course folle à cent quarante sur le champignon, dans les carrefours de Sofia balisés en cyrillique et sur les routes chaotiques des Balkans ; on essayait de le suivre tant bien que mal pour ne pas le perdre de vue. Je lui avais demandé de rouler doucement et je crois bien que sans ça, il aurait atteint les cent quatre-vingts. Nous revenions de la mer Noire de Turquie.

Je me souviens de Marwan, sur les flans de l’Atlas, et de la place du Grand Cèdre d’Azrou, celui où venaient se poser les étourneaux par centaines, chaque soir à dix-huit heures. On y buvait le thé avec les vieux Arabes du village, on se racontait. Le calme et la nostalgie nous enveloppaient. Dans les douars alentours, isolés, des habitants s’étonnaient, non sans plaisir, qu’on les visite, « parce qu’il n’y avait pas de monuments chez eux » ; j’aimais leur répondre que c’étaient eux, les monuments. Les autres, on les connaît déjà, sans même les avoir vus ; ils sont sur toutes les cartes postales et dans tous les livres.

Je me souviens de Chika et de sa mascotte bleue isatis qu’elle emmenait à chacune de nos déambulations, de Kobé à Nara, de Nishinomiya à Kyoto ; elle la tenait à deux mains sous sa poitrine à chaque fois que je la photographiais. Et puis ce jour tragique où, la carpe malade, nos quatre hôtes avaient posé un jour de congé pour la soigner. Elle a vécu.

Mikko, te souviens-tu cette traversée à ski du lac lorsque, seulement à notre retour, tu m’as avoué que tu détestais le ski comme toute ta génération, et les deux suivantes d’ailleurs, parce qu’en Finlande on avait forcé trois générations à monter sur des skis dès le plus jeune âge ? Ici, on en rêvait ! Mais tu ne pouvais pas laisser Peter m’accompagner seul, parce que là-bas, on ne part jamais à deux par moins 30° C ; s’il arrive un accident en chemin, l’un doit aller chercher les secours pendant que l’autre veille à ne pas laisser plonger dans l’hypothermie celui qui serait immobilisé… Tu avais voulu me faire plaisir.

Moncef, te souviens-tu toutes ces nuits dans la cour du bout de la baie de Tunis, quand j’aimais les passer assise à côté de ton vieux père ? Nous n’avions pas pu dormir pendant deux semaines, par ces 45° C qui ne s’arrêtaient plus. Les semaines suivantes, il faisait encore plus de 38° C mais nous respirions, et nous dormions enfin, la nuit. C’était au siècle dernier.


Ton père me parlait arabe tout en tissant ses filets de pêche, il savait que je ne comprenais rien. Mais il y avait tant de douceur dans sa voix, ses regards et ses gestes, que finalement je comprenais tout.

Et toi, Brahman ! J’avais adoré te disputer cette partie de Carrom dans l’ermitage perché que tu gardais pour une année avec ta femme et ton fils ; j’avais perdu bien sûr ! Tu nous avais invités à entrer et offert le thé en remerciement, pour avoir soulagé ta femme du lourd barda qu’elle transportait seule jusqu’au sommet de cette petite montagne perdue dans les contreforts de l’Himalaya : une bouteille de gaz, un jerrican de vingt litres remplis d’eau, un balluchon plein de pains cuits au village d’en bas.

Mon cœur est une cerise qui s’ennuie du chemin de là-bas.
Ne plus prendre l’avion.
Le voyage est la plus merveilleuse des écoles.
Ne plus prendre l’avion.
Le voyage est la connaissance et l’ouverture.
Ne plus prendre l’avion.
Comment faire pour tenir cette promesse que je me suis faite il y a quelques années ?

 
> Suite et fin

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